les bons bougres
1
J’ f’rai ben ma soupe !
Il s'appelait Jean-Marc Niquel…
C’était un brave homme, mais hélas bien simple d’esprit, qui vivait dans une pauvre cabane, d’un coin isolé… Ah ! Qui ne connaissait pas le Jean-Marc ?
Peu exigeant, il vivait chichement, et travaillait par-ci, par-là, dans les fermes alentour, en tant que commis, en tant que tâcheron, contre un bon “guter” (repas en patois), et deux ou trois sous qu’il contemplait à loisir en les faisant rouler dans ses mains rugueuses… mais surtout… très, mais alors… très, très sales !
Car notre Jean-Marc Niquel était crasseux à un point difficilement imaginable. Jamais il ne se lavait, ni ne se rasait, si bien qu’une odeur pestilentielle l’accompagnait, et de loin… on sentait… le Jean-Marc !
Loqueteux comme il n’est pas permis, il déambulait sur les chemins caillouteux, ses sabots résonnant sur les pierres, et il allait et venait, tout bonnement…
Un jour, quatre jeunes du coin décidèrent de le faire laver… et changer !
— Holà ! Jean-Marc, ouvre donc, crièrent-ils en approchant de la masure infâme.
Le brave homme entrouvrit la porte de bois rafistolé de tôle qui tenait accrochée par une ficelle ! Quelques poules délogées s’en allèrent en caquetant.
— Ah ah ! La compagnie… Que diable “vouly-vous” ? répondit-il en patois, car nul n’est besoin de préciser, je pense, que Jean-Marc Niquel ne parlait pas un mot de français !
— Une bien bonne nouvelle qu’on t’apporte… dirent-ils sérieusement. Laisse-nous rentrer, Jean-Marc !
Ils s’installèrent, l’un sur une vieille chaise à moitié cassée dont la paille pendait lamentablement, l’autre sur un tabouret. Jean-Marc s’assit sur le bord de sa paillasse qui lui servait de lit, tandis que les deux autres, prudents… restèrent debout !
— Jean-Marc, allons faut te trouver une femme, suggéra la joyeuse équipe. Hein ! Pas vrai ? Tu serais ben content ?
— Oh oh ! Une femme ! répondit-il en riant, laissant entrevoir des chicots aussi noirs que le dessus de son poêle à bois ! Une femme… et pour quoi faire ?
— Que diable, le Jean-Marc ! Elle te ferait ta soupe pardi, et puis… t’ sais, elle te ferait des choses… !
— !!!…
— Mais, insistèrent-ils, un beau gars comme toi, c’est une “gate” de la ville qu’il te faut… T’ sais, à Roanne, y en a de bien jolies ! Même qu’elles ont c’ qu’il faut, là où il faut!
Le brave bougre écoutait en crachant de temps à autre une grande giclée noirâtre de la chique qu’il mâchouillait à longueur de temps. Un sourire niais illuminait son visage parcheminé dissimulé sous une épaisse tignasse hirsute. Il caressait sa barbe collante de jus de chique, et leur dit :
— C’est qu’ moi, j’y connais guère dans les femmes…
Mais déjà, l’idée lui émoustillait les sens !
— Première chose, faut t’ laver et…
— Ah ! Cré vindieu, jamais d’ la vie ! J’ai toujours dit qu’y avait rien d’ plus mauvais pour la santé !
— Arrête donc de dire des conneries ! Une femme contre un bol d’eau ! Ça vaut ben l’ coup !
— Ben, insista notre bon gars, j’sais pas trop… et puis, j’ai pas d’habit moi !
— Ah ! Écoute hein ! Faudrait savoir ! Nous, on veut bien t’aider, mais il faut y mettre du tien ! Tu te laves un peu, tu descends en ville et tu t’achètes un beau complet (costume).
— Ah ! Cré vindieu de cré vindieu ! Il se gratta la tête et ajouta: Oh ! Après tout, j’ peux ben m’ foutre un coup d’eau par l’ museau…
Jean-Marc souriait à l’idée qu’il ramènerait sûrement une femme chez lui, donc… Marché conclu ! Il se laverait la figure et les mains, mais pas l’ reste ! Ah ! Ben ! C’est que… C’était déjà pas rien, alors ! Et il se rendrait à Roanne acheter un beau complet neuf !
Nos quatre plaisantins l’accompagnèrent jusqu’à la gare du Tacot. Mais, ils n’avaient pas imaginé qu’il descendrait en sabots éclaboussés de fumier, la « culotte » de velours maculée de bouse de vache, la ceinture de flanelle ceignant son dos dont il était impossible de deviner la couleur initiale ! Ses cheveux maintenus à l’aide d’un bout de ficelle, pendouillaient sous un immense chapeau de feutre noir poussiéreux dont il lissait les bords de ses ongles crasseux !
— Oh putain ! Les gars… On a fait les cons ! C’est qu’il y croit le Jean-Marc ! murmurèrent les jeunes hommes.
— Trop tard, on peut plus reculer ! répliqua l’un d’eux.
Et voici notre bon vieux péquenot arrivant pour la première fois de sa vie dans la grande ville…
Toutes ces belles maisons, ces rues bordées de magasins l’éblouirent, mais les gens qu’il saluait bien poliment, bizarrement ne lui répondaient rien ! Alors, il s’approcha d’une dame et lui dit en patois :
— “Oué dont qu’ j pou vère une fene” (Où est-ce que je peux voir une femme) ?
Pour toute réponse, il la vit déguerpir à toutes jambes, relevant légèrement sa robe afin de courir plus vite !
— Drôle de bonne femme, pensa-t-il… Peut-être ben qu’je f’rai mieux d’acheter le complet avant.
Alors, il marcha sur les trottoirs en regardant les vitrines.
— Tiens, en v’là un qui f’rait ben mon bonheur, pensa-t-il, et puis c’est bien, il est même sur le gars que bouge pas mieux qu’un épouvantail à moineaux…
— Eh ! Toi, l’ gars, combien que t’en veux de ton costume ? cria-t-il du trottoir.
Mais il n’obtint aucune réponse ! P’être qu’il est sourd… m’en fous, y en a d’autres…
— Eh ! Toi ! Te vas t’y m’ répondre ? C’est combien le complet que t’as sur le dos ?
— !!!
— Cré vindieu ! Vont y m’ parler ces cons-là ? Je m’en vas rentrer dans la boutique, et j’vas lui faire voir un peu c’ que c’est qu’ la politesse !
Jean-Marc poussa la porte, la sonnette retentit et il hurla :
— Oh ! Tête de “piace” (pioche) qu’est d’bout derrière tes vitres comme une andouille pendue à une ficelle, combien qu’ t’en veux de ton complet ?
Pour toute réplique, le pauvre Jean-Marc fut sommé de quitter immédiatement les lieux par la commerçante, dépitée!
Et notre brave paysan fut la risée de tous les passants qui voyaient en lui un homo sapiens échappé de sa caverne !
Les quatre jeunes suivaient de loin les déboires de leur copain, riant autant que faire se pouvait en prenant garde de ne pas éveiller son attention, mais Jean-Marc était bien trop occupé à s’adresser à tous ces beaux messieurs qui posaient sans broncher dans les vitrines roannaises ! Si une femme se trouvait de croiser sa route, il reprenait sa sempiternelle jérémiade :
— “Y’on dont qu’ je pou vère une fene” (Où est-ce que je peux voir une femme) ?
Il ne comprit jamais pourquoi les personnes accostées fuyaient en le voyant ! Pas plus qu’il ne comprit pourquoi les hommes refusaient de lui indiquer le tarif de ce satané complet… source de ses tracasseries !
Finalement, il se fit une raison, remonta la rue principale, reprit le Tacot et revint dans sa campagne, dans sa cabane où l’attendait son chien…
— Toi, au moins, t’es moins con qu’ les “monsieurs” et qu’ les belles “madames” de la ville ! Quand t’ me vois, t’ fous pas le camp !
Le lendemain, les quatre joyeux lurons arrivèrent devant sa porte. Ils le trouvèrent assis par terre, le regard vide…
— Oh ! Mince ! Les gars, ça a pas l’air d’aller le Jean-Marc ! On a été trop loin, susurrèrent-ils, contrits… Va falloir s’excuser ! On pensait pas qu’il y prendrait au sérieux comme ça !
— Alors, Jean-Marc, hasarda le premier.
Une grande giclée de chique vint s’écraser à ses pieds.
— Eh ! Vieux gars ! Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda l’autre.
Il semblait plongé dans une calamiteuse prostration, son chien, un corniaud au pedigree fantaisiste couché près de lui, et avec un air entendu, en secouant la tête avec bon sens lentement il répondit :
— Oh ! J’en ai vu des femmes… et des complets aussi… Mais j’ savais pas lesquels choisir, alors j’ m’en suis rev’nu tout seul… Moi j’ m’en fous de tout ça, j’ veux rester tranquille avec mon chien, et j’ veux pas ni complet… ni femme ! Ma soupe, j’ me la f’rai ben !
Soulagés, les jeunes s’en allèrent, laissant le Jean-Marc à ses méditations, mais la nouvelle fit le tour des fermes. L’aventure du brave bougre anima les veillées pendant de longues années… où chacun riait en imaginant la scène !
!!!!!
2
Il était avare…
A H ! Mais alors, plus avare… Y a pas ! Jamais moyen de lui faire sortir ses sous ! D’ailleurs, personne ne savait où le Gustave Molière cachait ses économies.
— Pourtant, il doit avoir des sous, cette vieille denrée ! déblatéraient les uns et les autres. — Comment diable pourrait-on savoir ? répondaient les plus curieux.
— Y a rien à faire, faut qu’on trouve un moyen de lui faire sortir le porte-monnaie, se disaient-ils en se concertant.
Le temps passait, et le Gustave, toujours aussi radin, faisait la sourde oreille lorsqu’au bistrot du bourg, les gars lui demandaient de payer sa tournée.
— Molière, t’es pas gêné… Tu bois à notre santé, mais tu mettrais pas la tienne va ! Espèce de vieux renard !
— Ah ! Midiou de midiou ! “Y’on don qu’je prindrai lu sous” (Où est-ce que je prendrais les sous) ? répondait le filou de Gustave.
— T’ sais, un jour, t’en crèveras de ton avarice, on n’a jamais vu de coffre-fort suivre un corbillard… Allez, paye ta tournée, insistaient-ils.
— Ah ! Midiou de midiou, “fouty me la paix” !
Était-il benêt le Gustave, ou plutôt très malin ? Les jeunes du coin eurent beau essayer tout un tas de stratagèmes, ce fut peine perdue ! Jamais le Gustave ne déboursait un centime !
L’ Gustave Molière qui sur ses vieux jours se vit affublé du sobriquet de Gustave l’Rapia, se rendit exceptionnellement à la messe de minuit avec deux copains… Oh ! L’avait pas l’habitude d’aller aux offices le père Rapia !
— “Pa qu’ faire ? À qué qu’ ou sar ? Ouè pas c’ que va rimplir mon pourte-mounne” (Pour quoi faire ? À quoi ça sert ? C’est pas ce qui va remplir mon porte-monnaie).
Une fois n’étant pas coutume, voici donc nos braves bougres installés confortablement au fond de l’église… en bons fidèles n’est-ce pas !…
— Bof ! Finalement on n’est pas plus mal là qu’ailleurs! dit-il à ses compagnons.
— T’as raison, on d’vrait ben y v’nir plus souvent !
Mais l’heure de la quête éveilla en lui une peur panique qui le contraignit à interpeller un de ses proches voisins assis quelques rangées devant.
— Tonin ! Oh ! Tonin !
Le Tonin se retourna surpris et d’un geste discret de la tête exprima son interrogation. C’est alors que le père Rapia sans gêne ni retenue aucune s’écria :
— Tonin ! “T’ la paya ? Combien qu’ t’ as douna” (Tonin ! Tu l’as payé ? Combien tu as donné) ?
Ben, l’en savait rien lui, l’ Gustave ! L’a toujours cru qu’ c’était gratuit la messe… en voilà des façons de demander des sous aux “pôvres” malheureux !… M’auront pas deux fois ! Ah ça non !…
Cette nuit-là, dans la corbeille de quête, monsieur le curé trouva deux haricots blancs trônant lamentables, au beau milieu des pièces… tout le monde supposa que…
Or un soir, les gars échafaudèrent un plan qui, à coup sûr, réussirait…Fallait absolument qu’au moins une fois dans sa vie, le Gustave sorte ses sous !
Ils se tapirent dans une haie à la nuit tombée et attendirent patiemment que le Gustave rentre chez lui. La pleine lune dans un ciel étoilé illuminait la campagne, les voisins de connivence se cachèrent en attendant cet événement… Le père Rapia allait enfin, paraît-il, être obligé de sortir ses sous… Ils se demandaient bien comment, mais tout le monde s’amusait à deviner…
— Que diable vont-ils lui faire ?
Et voilà notre vieux garçon, bien ivre, qui apparut au détour du chemin. Il parlait tout seul, rotait et pétait à son aise en levant une jambe !
— Tiens pour les riches puisqu’il leur faut tout, ricanait-il !
Ses sabots heurtaient les cailloux et il rouspétait :
— Ah midiou de midiou de charognes de “piarres” (pierres) !
Titubant, les bras écartés pour garder l’équilibre, il avançait tête baissée, lorsque tout à coup, surgissant de leur cachette, trois jeunes gens, le visage camouflé sous des cache-nez, bondirent sur notre vieux paysan :
— Haut les mains… La bourse ou la vie ? hurlèrent-ils, en plaquant dans son dos ce qui semblait être un pistolet, mais qui en fait n’était qu’un bout de bois.
Et alors là, quelle ne fut pas la stupéfaction de nos agresseurs inoffensifs et des spectateurs ahuris quand le Gustave, les bras levés au ciel, répondit tout tremblant :
— Ah ! Midiou de midiou, “preny me ma vieu si vous vouly, mais laissy-me ma bourse” (Prenez-moi ma vie si vous voulez, mais laissez-moi ma bourse) !
!!!!!
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