Gamins des villes... Gamins des champs
Ils s’appelaient Pierre ou Paul, Marie-Claire ou Danielle, Bernard, François ou encore René, tous ces petits citadins qui passaient leurs vacances à la campagne…
Alors bien sûr, les noms de famille* et de lieux* ont été changés, mais qu’importe puisque de toute façon, vous serez nombreux à vous reconnaître à travers l’histoire “du Pierrot”.
Sinon, où serait l’authenticité de la vie des gamins des villes qui, pour quelques semaines, devenaient gamins des champs ?
Été 1956
Le petit Pierrot, assis sur la banquette en simili marron, plaquait son bout de nez contre la vitre du car. En écrasant ses lèvres minces, il soufflait une fine buée qu’il dispersait d’un coup de langue. Ses doigts écartés encadraient son joli visage de gamin métis ébloui par le soleil matinal de juillet qui paraissait dans une gloire de rayons dorés et brillants.
De dehors montait un brouhaha. Des gens s’activaient, bagages en main. Quelques gosses pleuraient, d’autres n’en finissaient pas d’embrasser les parents venus les accompagner. L’un d’eux hurlait, assis sur le bord du trottoir, la tête sur les genoux. Sa mère le consolait, caressait ses cheveux roux mal peignés. D’autres semblaient indifférents, jouaient les durs à cuire, les pognes enfoncées dans les poches, le béret de travers. Le chauffeur, vêtu d’une blouse grise, vociférait les consignes :
– Allons, allons, dépêchons ! Et toi là, oui toi, passe-moi donc les sacs plutôt que d’jouer au gandin. Pas vrai, ça ! T’vas voir, y vont ben t’mater en colonie. T’f’ras pas tant ton dégourdi. Les matins, réveil au coup de clairon et tout ce qui s’ensuit.
Pierrot, du haut de ses sept ans, observait sans dire un mot. Lui ne possédait qu’une petite valise en carton bouilli cabossée dans les angles. Son père l’avait amené et était reparti aussitôt, après les recommandations d’usage :
– Tu s’ras sage, hein ! Ne fais pas de bêtises.
Mais il savait bien que c’était peine perdue.
Une bise furtive sur sa joue, et le voilà déjà loin. Pas de sensiblerie excessive, non, ça ne servait à rien. D’ailleurs ce gosse-là n’en réclamait pas. Il faut dire que, dans la fratrie des sept enfants de la famille, Pierre, que tous surnommaient Pierrot, s’affichait comme étant le plus polisson de la bande.
Oh ! Certes, ses deux aînés, Jack et Dany, nés avec une année d’écart, lui emboîtaient le pas, côté fredaines, mais lui, restait l’incorrigible !
Une main hasardeuse tapota son épaule. Abandonnant sa vitre d’où dégoulinait une trace de salive, il s’essuya d’un revers de poignet en remontant ses narines. Son voisin de banquette lui adressa un vague sourire. Mélange d’interrogation et d’inquiétude.
– Toi, pourquoi t’y vas à la colo ? demanda-t-il d’une voix tremblotante.
Pierrot se dandinait sur son siège. Le simili collait à ses cuisses menues. D’un ton détaché, il répondit :
– Pass’ que mon père, y dit comme ça, qu’j’ai le diable dans le ventre. Mais moi, j’m’en fous, ajouta-t-il avec une haussement d’épaule significatif. Et toi ?
– Moi, c’est ma mère… ils vont l’envoyer à l’hôpital. J’suis tout seul, alors…
Pierrot, ému par la larme que le gosse essayait de camoufler, posa sa main sur son genou. Ses yeux bridés tout à coup s’adoucirent, se voulurent réconfortants.
Dis, comment tu t’appelles ?
– Robert, mais y disent tous Bébert. Et toi ?
– Pierrot. Mais des fois les copains me traitent de Chinois. Ça me plaît pas trop, mais le pire c’est quand y rajoutent : “pieds jaunes”… Alors ceux-là, quand je les chope… Et tu vois, lui, dit-il en pointant son index sur le siège avant, c’est mon frère Dany.
La 203 grise longea des vignes, emprunta un chemin caillouteux assez raide, tourna au coin d’un grand bâtiment en pierres et arriva dans une cour. Les volailles effrayées couraient devant la voiture en caquetant, les ailes déployées. Pierrot se dandinait sur le siège avant, ses deux mains posées à plat sous ses cuisses. Il essayait de se grandir en tirant le cou et lorgnait cette cour gabouilleuse. Une chienne noire aux tétines pendantes sous un ventre efflanqué jappait en faisant la fête.
– Faudra pas trop t’en approcher, prévint Claudius, elle a fait ses petits. Ça la rend hargneuse. Normal ! Elle les défend. C’est une brave bête, tu verras.
En effet, deux chiots apparurent, tout petits, tout ronds, tout patauds. Pierrot sourit et demanda :
– Elle en a fait que deux ?
– Non, les autres, on les a tués. On pouvait pas tous les garder. Allez, descends mon bonhomme. Nous voilà rendus à la ferme Buffard.
– Rendus ?
– Arrivés, si tu préfères !
Le gamin resta quelques instants sans bouger. Il observait. La mare sur laquelle s’ébrouait un couple de canards, les poules et un coq énorme aux couleurs chatoyantes qui grattaient la terre et picoraient à tout va, les cabanes en bois alignées dans lesquelles des lapins tournaient et retournaient. Et puis, des étendues de prés, à droite, à gauche, en face… Que des prés ! Aucune maison alentour, rien.
– Alors, tu viens ? demanda Claudius. Tu auras tout le temps d’aviser tout ça, va !
– Aviser ?
– Oui, bon ! Voir quoi.
Même qu’il parle pas comme nous, pensa le gamin. Pou! la! la! !
Sur le seuil de la maison, une femme apparut accompagnée d’une fillette. Grande, charpentée, ses cheveux bruns relevés en chignon, elle s’essuyait les mains dans le coin de son tablier en souriant. La gamine âgée environ d’une dizaine d’années, se mordait les lèvres. Sous sa frange coupée au carré, ses yeux coquins et intelligents jaugeaient ce gosse de la ville qui débarquait.
– Voilà, dit Claudius en le prenant par les épaules, c’est Pierrot. Et vois-tu, petit, ma femme Pauline et notre fille Josette.
Pierrot ne put cacher un Pff… moqueur qu’il eût sans doute voulu plus discret… Tu parles d’un nom… ben moi si elle m’embête je l’appellerai “chaussette”, pensa-t-il, en riant dans son for intérieur. Chaussette, chaussette, lalère… Mais il se tut et resta figé. Il regardait tout autour. La chienne s’approcha en couinant, renifla ses jambes puis retourna dans la niche accolée au mur de la maison, d’où sortaient des fétus de paille et de foin. Au passage, elle poussa de sa truffe une vieille gamelle cabossée à la renverse. Josette descendit les quatre marches d’escalier et se dirigea vers la petite nichée.
– Elle s’appelle Mirza, murmura t-elle.
Pierrot ne répondit pas, trop occupé à toiser ce qui lui paraissait être une immensité déserte.
– Tè tè tè…
Un bruit attira son attention. Un homme, grand et mince, le bâton levé continuait à crier en ramenant les vaches :
–Tè tè tè, ah diou de diou… franc folles ces garcières-là ! Et vas-y que j’te lève le cul à droite, à gauche, la queue par travers !
– Eh, elles viennent tout juste de sortir de l’hiver ! Depuis décembre qu’elles ont pas couru dehors, elles sont tout excitées. C’est que cette année la saison s’est fait tard. Sans compter ce temps de cochon en février. Il a tellement plu que la plaine a été toute inondée, vers Feurs, par là-bas. Et maintenant, tout juste que ça gèle pas, faut pourtant ben finir par les sortir, ceux bêtes.
Cinq… et six vaches compta Pierrot… sept chèvres, ah non, huit, il en restait une grimpée sur le muret. Il s’approcha du troupeau et aperçut une vieille femme toute vêtue de noir, ses robes battant ses chevilles, un foulard effiloché noué sur la nuque. Les bras écartés, elle essayait de faire entrer des moutons dans la bergerie située de l’autre côté du chemin. Rebelles, les uns fichaient le camp en sautant, d’autres s’affrontaient à grands coups de tête. Les brebis reconnaissant les bêlements répétés et plaintifs de leurs agneaux affamés qui montaient du fond de l’écurie, leur répondaient avec insistance et piaffaient d’impatience. La pauvre vieille semblait complètement débordée.
– Vouéla, grand Dieu quelle saleté que voilà… Cours donc après tiens, si te peux… vouéla !
Pierrot n’en perdait pas un pouce. Elle parvenait difficilement à allonger le pas pour regrouper ces charognes, comme elle disait, car ses pauvres jambes ne suivaient guère.
– Dis-donc, petit, suggéra Claudius, si tu allais l’aider ?
Le gamin se précipita au secours de la grand-mère. Ne sachant pas trop comment s’y prendre, il courait dans tous les sens, s’agitait, les bras écartés.
– Pchi, pchi, allez, moutons, moutons, rentrez, criait-il en gesticulant, rentrez, rentrez donc.
Pierrot glissa, se retrouva à genoux dans la boue mais se releva aussitôt.
Josette arriva à la rescousse et tant bien que mal, le troupeau s’engouffra en se bousculant dans l’écurie. La vieille femme claqua la porte en bois et ferma le battant. Elle se tourna vers le gamin. Il la regarda, un peu surpris.
– Hou! la! la!, qu’elle est vieille et moche, pensa-t-il.
– Vouéla ! Eh ben, mon p’tiot, tu es bien gentil. Je te remercie pour ton aide. Viens là, que je te bise !
Il s’approcha presque timidement. Elle se pencha, prit sa tête dans ses mains cagneuses, et déposa un tendre baiser sur son front. Il ne vit que son visage affreusement ridé, sa bouche édentée qui paraissait avaler des lèvres inexistantes.
– On dirait une vieille pomme flétrie, pff…
– Dis-moi, tu t’es pas fait mal en tombant, au moins ? s’enquit la mémé. Et comment que tu t’ nommes, petit ?
– Pouh, c’est rien ça, fit-il d’un air dégagé, je m’appelle Pierre, mais ils disent tous Pierrot, alors !
Elle lui prit la main. Le gosse marchait à ses côtés. Il sentait ses mouvements saccadés, sa démarche traînante, mal assurée sous ses longues robes et ses tabliers, sa peau rugueuse.
– Elle doit avoir au moins cent ans, et même plus si ça en tourne, pensa t-il.
– Eh bien moi, c’est Marguerite mon p’tit nom, mais pour tout le monde, je suis la mémé Guite. Pour toi aussi, ajouta t-elle en lui caressant ses cheveux noirs.
– Faut débarbouiller tes genoux dans la serve, tiens une patte (chiffon) pour t’essuyer, dit la Pauline.
Le gosse ne répondit pas et la considéra, interrogatif.
– La serve ! Ah tu comprends pas ! C’est la mare. Chez nous, on dit : une serve. Tu verras, tu apprendras des mots nouveaux. Oh ! Je sais, c’est pas des mots de la ville. Mais là, c’est comme ça qu’on cause…
Pierrot gravit les marches d’escalier en pierre et se trouva sur le seuil de la cuisine. Impressionné par la noirceur de la pièce, il s’arrêta net. D’un coup d’œil, il vit le plafond noir et bas, les murs sombres, la fenêtre étroite d’où filtraient quelques timides rais de lumière.
Complètement dépaysé en si peu de temps, ce petit bonhomme de huit ans ne savait plus trop que penser. Il commençait à regretter son Matel ! Mémé Guite s’activait auprès de la cuisinière. Un gros fourneau recouvert d’émail qui avait dû être blanc ! À l’aide du pique-feu, elle ôta les ronds, les fit glisser sur le côté, sortit deux bûches d’un coffre en bois placé tout près et les jeta dans l’âtre. Aussitôt des étincelles crépitèrent :
– Oh ! diable, vouéla qu’où brûlo don lu dès. (que ça brûle donc les doigts) ! fit-elle en frottant sa main sur son devanti (tablier). Je sais pas aujourd’hui, y a pas de tirage. Preuve que le temps est bas.
Après n’avoir replacé que deux ronds, elle posa une casserole en aluminium sur les flammes. Puis elle prit une louche suspendue à un clou fiché dans la cheminée et souleva le couvercle de la bouillotte sur le côté du fourneau. De la vapeur s’en échappa, des gouttelettes roulèrent et vinrent mourir sur la fonte brûlante en pétillant. Elle remplit la casserole qui se mit presque aussitôt “à chanter”.
– Finis donc de rentrer, amène toi rien que, et sarre la tlaille dri tè.(ferme la porte derrière toi).
Malgré une bonne chaleur ambiante, Pierrot sentit un malaise l’envahir. Déjà, sa famille lui manquait cruellement. Totalement étranger dans cette maison qui ne ressemblait en rien à ses grandes cités de France-Rayonne, il restait figé sans mot dire. Pauline le prit par le cou, l’amena près du fourneau et l’invita à se réchauffer.
Dehors, la nuit tombait et quelques flocons voletaient au gré du vent.
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