Dis mémé pourquoi ?
Elle est là… cette vieille bâtisse… accrochée au flanc des côteaux de cette contrée aux confins des monts de la Madeleine et de la Côte Roannaise. Un ancien corps de ferme, réhabilité en maison secondaire.
… Et c’est ici… qu’elle a grandi… aux Ardiés*…
… Elle… Charlotte Péley.
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L’embauche ne manquait pas. Roanne en plein essor, surnommée la ville aux cent cheminées, recrutait de la main d’œuvre sans qualification et appréciait notamment les filles de la campagne. L’incompréhension de deux mondes qui s’affrontaient, l’exode des campagnes vers les villes, la folle envie de croquer la vie à pleines dents après cette horrible guerre, de voir autre chose que le cul des vaches… de porter des jolis habits, de se maquiller, se vernir les ongles, se coiffer à la mode… tous ces petits plaisirs ignorés jusqu’alors, voilà qu’elle allait enfin en profiter. Marie était majeure et il était temps de rattraper les années perdues !
La voilà prête à partir.
Sa mère lui dit :
- Eh ben, va, puisque c’est c’que tu veux. Mais t’sais les cailloux sont durs partout et si un jour ils sont trop durs, rappelle-toi qu’il y aura toujours une assiette pour toi.
… Et elle lui glissa cinquante francs au creux de la main.
- T’en auras besoin, lui dit-elle… pour démarrer… si te trouves pas d’travail tout de suite… pour t’loger… pour manger…
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La belle automobile noire arriva dans la cour de la ferme. Virginie ouvrit la lourde porte en bois fermée sur la gifle glaciale de la bise d’hiver.
Sa Marie s’extirpa de la place arrière. Elle tenait dans ses bras quelque chose enveloppée dans une couverture. Son mari l’aida. Ils se précipitèrent jusqu’à la cuisine.
- Eh bien quel temps ! s’exclama Marc-Antoine.
Tout à coup, cette “chose” bien couvert se mit à pleurer.
- Bonjour maman, dit Marie, puis découvrant un peu le bébé qu’elle tenait dans ses bras elle ajouta : Regarde c’est notre fille. Elle s’appelle Charlotte.
- Oh Mon Dieu ! Quel beau bébé ! Je savais pas que…tu attendais un enfant, s’exclama Virginie en caressant le front de la petite Charlotte.
- Ce sont des choses qui arrivent, fit-elle ironiquement.
- Je peux la prendre ? demanda Virginie.
- Bien sûr.
Marc-Antoine ne perdit pas une minute et alla chercher dans le coffre de sa voiture, une valise remplie de layette. Il la posa sur la table de la cuisine. L’affaire était bien orchestrée. Antoinette arriva sur ces entrefaites.
- Tatan, je vous ai amené une pensionnaire, déclara Marie sans se départir de son aplomb habituel.
- Quoi ? trancha Antoinette, tu veux dire que tu nous laisses ta fille ici ? mais…
- Oui, je vous la laisse, nulle part elle ne pourrait être mieux qu’avec vous deux. Hein maman, c’est ta petite-fille après tout. L’air de la campagne lui sera salutaire.
Virginie ne savait que dire. Mais à ce moment-là, Charlotte saisit le petit doigt de sa mémé et le serra dans sa menotte potelée, en la fixant de ses beaux yeux noirs. Ce regard-là, jamais elle ne l’oublia. Elle venait de sceller un pacte d’amour, à tout jamais. Virginie troublée, émue, s’assit, la petite serrée contre elle, une larme essuyée d’un revers de manche, coula sur sa joue.
- Ma poupée, on va bien s’entendre et avec tatan Antoinette aussi, pas vrai !
Elle avait murmuré ces mots dans le creux de son oreille, furtive et discrète déclaration d’amour, sceau indélébile verrouillant deux êtres en une osmose indestructible.
Elle boira le lait de la Rosette, dit-elle, c’est notre meilleure vache, et si ça lui convient pas, le lait des chèvres.
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Et voilà que le grand jour de la rentrée scolaire arriva ! Début octobre… Comme convenu, elle n’irait que les après-midis dans un premier temps.
Elle avala rapidement son guter, enfila la jolie jupe plissée toute neuve que sa mémé lui avait fabriquée, son pull-over confectionné en laine de pays et sa blouse bleue décorée de cerises rouges aux feuillages verts, brodées par sa mémé. Elle portait des chaussettes qui montaient à mi-mollets tricotées par Antoinette. Cette gentille tatan avait aussi acheté des jolies bottines en cuir. Elle était fin prête pour le grand jour !
Saturnin l’embrassa et lui dit simplement d’une voix émue :
- T’es bien belle ! Sois bien sage.
Vraisemblablement, ce brave homme ne pouvait pas en dire davantage ! Il s’éloigna rapidement. Il écouta sans se retourner la voix fluette lui crier :
- Ce soir Turnin, quand je reviendrai, tu me promèneras dans ta brouette, hein ?
- Voui, voui répondit-il, le dos tourné.
Antoinette lui avait expliqué les camarades qu’elle allait rencontrer, la maîtresse qu’elle devrait écouter et respecter. Elle la prit dans ses bras :
- Tu te rends compte de la chance que tu as, bientôt tu pourras lire tous les mots de mon dictionnaire… t’es intelligente ma puce, il te faudra pas longtemps pour que tu saches lire, écrire et compter… Allez, va !
Virginie accompagna sa petite sur ce chemin qu’elle-même avait emprunté, tout comme sa mère et avant elle, sa grand-mère. Leur famille résidait aux Ardiés depuis 1820….