Les routardes du Bon Dieu

 

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À ma Mère qui m'a appris l'Ave Maria…


Introduction
Le 18 septembre 1993, je sellai ma jument Gipsy, pour me rendre à St-Haon-le-Châtel, retrouver mes copains d'équitation.
Il faut dire que depuis plusieurs mois je n'étais pas montée à cheval. Bien d'autres préoccupations emplissaient mon esprit et mon temps, et j'avais relégué les plaisirs à plus tard, afin de me consacrer entièrement à ma mère malade. J'en parlerai longuement dans la suite de cet ouvrage. On conduisit ma maman dans sa dernière demeure le 17 septembre 1993, et le lendemain, ce fut pour moi un grand bonheur de pouvoir me détendre un peu. Bien qu'étant tout de noir vêtue, j'avais l'impression de renaître à la vie.
Il faisait beau et ma jument allongeait fièrement son pas altier à travers les vignes récemment vendangées, dérangeant ainsi quelques grives qui se régalaient des graines tombées à terre, et disparaissaient de leur vol anguleux dans le ciel azuré. Je respirais à pleins poumons, soulagée, un peu étourdie par ces dernières semaines éprouvantes, mais sereine au fond de mon cœur. Chemin faisant, je rencontrais quelques personnes. Dans nos petits villages de campagne, tout le monde se connaît plus ou moins. Quelques paroles échangées, quelques banalités. La routine en quelque sorte ! Pour ne pas dire la vie tout simplement, qui reprend ses droits, car elle reprend toujours ses droits sur tout et pour tout, et c'est tant mieux.
Arrivée au club, je vis pour la première fois une femme qui semblait avoir à peu près mon âge. Tenant une étrille, elle pansait son cheval et engagea la conversation. Je me souviens, elle me présenta ses condoléances, et ajouta : « Je m'appelle Maryse Angelot », puis tout en caressant sa monture, elle ajouta : « Et lui, c'est Lovely ».
Qui pouvait, à cet instant, subodorer que je venais de rencontrer celle qui deviendrait, trois années plus tard, la courageuse et fidèle compagne de mes différentes pérégrinations? Avec le recul, je me dis que c'était un petit clin d’œil de ma Maman : « Allez, moi, je m'en vais ailleurs, mais je te laisse quelqu'un d'autre ». Un peu comme pour assurer une certaine... relève compensatoire...

La Salette
Entraînement
Or cette relève allait se peaufiner tout au long de l'année 1994, année de transition en quelque sorte où je restais tranquille chez moi, auprès de mon mari François, entourée de nos animaux, dans le calme charmeur de notre belle campagne. C'est mon univers, mon bastion pourrait-on dire, dans lequel j'ai grand plaisir à me retrancher, savourant l'harmonie et la paix de mon foyer qui agissent en véritable catalyseur d'énergie.
Mon oncle Jean-Louis (que j'avais surnommé Tonli quand j'étais enfant) vivait avec nous. Il était le jumeau de ma mère et âgé de 85 ans. C'était un petit vieillard sec comme un cep de vigne, tout ridé et courbé par les trop durs travaux de la ferme, mais solide comme un chêne. Jamais malade. Oh ! peut-être bien avait-il vu le docteur 4 ou 5 fois dans sa vie ! C'était avec plaisir que nous le chouchoutions, surtout après la mort de sa chère sœur dont il ne s'était jamais séparé. Il était, dans notre contrée, le dernier vestige de la vieille paysannerie française. Son pantalon de velours rapiécé aux genoux, sa chemise à carreaux, son vieux coltin bleu pisseux et son grand tablier dont on ne connaissait plus trop la couleur initiale après tous les raccommodages successifs et l'incontournable casquette déteinte à la visière auréolée de sueur.
À longueur de journée, on pouvait le voir arpenter : une fois avec sa vieille pioche et son panier rempli d'herbe pour les lapins, une autre fois tenant la vieille casserole percée débordante de grains pour les poules dans une main et de l'autre maintenant les deux coins du tablier où l'on devinait à son allure qu'il contenait des oeufs, suivi des deux vieilles chèvres restantes du petit troupeau d'autrefois, qui en comptait en son temps le plus florissant cinq ou six ! Il allait, venait, travaillait le jardin, puis au fil des ans, s'arrêtait de temps en temps, s'asseyait alors sur une souche d'arbre, ses mains burinées, croisées sur ses genoux, la casquette de travers et il pensait... Allez donc savoir à quoi! Il ne parlait pas beaucoup ce vieux-là ; un peu confiné dans son petit univers ; c'est qu'il n'avait guère quitté la ferme familiale; juste pendant la guerre, mais depuis... Il ne s'intéressait pas beaucoup au progrès et se fiait plus à son instinct de paysan qu'aux nouvelles techniques. Oh ! Non pas qu'il les dénigrait, au contraire, comme il disait dans son vieux patois local : «aoué bien pa l' z'autres, mais pa par mei ! » (C'est bien pour les autres, mais pas pour moi!). Il n'avait pas besoin de bulletin météo pour savoir si le temps « tiendrait le beau » trois ou quatre jours, pour couper les foins. Il regardait le ciel et il savait. Il prenait le repas de midi avec nous, et quand il avait «bien guté» (bien mangé), il allait faire la sieste. On pouvait le voir alors (et je dois avouer que je ne m'en privais pas, tellement c'était beau...) couché dans le foin à l'écurie, près de ses bêtes. Il était bien, et mon mari et moi-même étions heureux de le voir ainsi. Ma sœur Anne-Marie, mais qu'on surnomme Annie, de quinze ans mon aînée, montait souvent de Roanne, avec Roselyne sa fille. C'était pour lui une grande joie de les voir, et ce vieux solitaire, pour ne pas dire sauvage, retrouvait le plaisir de parler un petit moment, puis il retournait à ses occupations. C'était toute sa vie.
Voilà donc mon petit univers paisible, dans lequel je gravitais. Un bonheur tout simple. Je ne saurais pas dire ni à quel moment, ni dans quelle circonstance, ni quelle fut l'étincelle qui alluma le détonateur, mettant le feu de la « pélerinite » dans mon esprit. Tout ce que je sais, c'est qu'un beau jour, je me suis dit : « Il faut que j'aille à la Salette à pied » comme ça et puis je pensais à autre chose. Je faisais du sport (de la course à pied, etc.). Je voyageais un peu, bien entendu je travaillais, en tant que veilleuse de nuit, dans un foyer pour personnes âgées, et de temps à autre la petite étincelle rejaillissait :
«... et la Salette hein? C'est pour quand?... » Puis le temps passait.
Nous verrons bien. La nuit il m'arrivait de me réveiller, et toujours la même petite lueur... « Alors, qu'est-ce que tu attends pour te mettre en route? »... et je me rendormais là-dessus, bah !
Un jour, je me souviens très bien, nous marchions, Maryse et moi, dans la forêt située juste après notre maison, et nous bavardions.
C'était au printemps 1995, et tout à coup, je lui dis :
« Tu sais l'année prochaine, le 19 septembre 1996, ce sera le 150e anniversaire des apparitions de la Vierge, aux deux petits bergers de la Salette, et j'ai décidé d'offrir un beau cadeau à Marie. Je pars de chez moi et j'y vais à pied. »
Cette déclaration pétrifia mon amie qui, stupéfaite, me répondit :
« Attends... tu veux aller à la Salette à pied?
- Oui ! lui dis-je tranquillement.
- La Salette ? Entre Grenoble et Gap, sur la route Napoléon ? insista-t-elle.
- Oui !
- Y a combien de kilomètres?
- Oh ! Environ 380 kilomètres à peu de chose près !
- François est au courant?
- Pas encore. »
Elle était immobile, interloquée, les mains sur les hanches.
Secouant la tête en signe de stupéfaction, elle répondit :
« T'es complètement folle... mais je pars avec toi ! »
Et cette fois, ce fut à mon tour de rester pantoise.
« Tu veux venir avec moi ?
- Ben oui ! Je ne peux pas te laisser partir toute seule. »
J'avoue que l'idée me comblait de bonheur, mais aussi de crainte.
Maryse n'était pas une marcheuse. Oh la la ! Alors je lui dis :
« Bon. Viens si tu veux. Mais il va falloir drôlement s'entraîner ».
Nous étions pensives l'une et l'autre, puis brisant le silence, tout en lui tapant amicalement l'épaule, j'ajoutai :
« Allez, nous avons un an et demi pour nous préparer !
- On commencera la semaine prochaine si tu veux.
- Ok ! Un peu que je veux ! Oui ! Non seulement je le veux, mais il le faut, lui répondis-je en insistant lourdement. »
De retour chez nous, j'annonçai à mon mari :
« Tu sais, l'année prochaine, avec Maryse, on part à la Salette à pied...»
Et nous voilà emberlificotées dans des explications que dans sa grande générosité de coeur et d'esprit il ne nous demandait même pas. Nous nous noyions dans un flot de projets, nous étions presque arrivées à destination, à nous entendre ! François se taisait, en nous toisant de temps en temps du regard, jetant un coup d'oeil distrait sur le téléviseur, réfléchissant certainement, sans mot dire, et répondant à la fatale question, parce qu'il fallait bien finir par la placer quelque part, celle-ci...
« Qu'en penses-tu ?
- C'est ta vie. Fais ce que tu veux. Si vous voulez y aller, allez-y. Que veux-tu que je te dise de plus ? » nous répondit-il calmement.
Et au fond de mon coeur... rien du tout... youpi tralala... mon mari me connaissait trop bien, pour savoir que je n'appréciais aucune domination, quelle qu'elle soit, surtout si elle était masculine... fût-elle la sienne ! Et c'était tellement plus beau que ce projet fut partagé entre nous trois. Je bénissais le Seigneur. Maryse partit chez elle, et François me dit alors :
« Mais tu crois qu'elle va pouvoir y arriver ?
- Je n'en sais rien, mais j'espère.
- Vous avez fait combien de kilomètres aujourd'hui ? interrogea t-il.
- Quatre, cinq peut-être.
- Tu as vu, elle était fatiguée et déjà deux ampoules au pied.
- Je sais, il faut s'entraîner. »
Les études du monitorat d'éducation physique effectuées dans ma jeunesse servirent à monter un entraînement progressif et efficace. Et je reconnais qu'après l'euphorie de la décision, le trouble gagnait maintenant mes pensées. La réussite de l'une conditionnant désormais celle de l'autre, et à partir de la semaine suivante, j'allais vraiment apprendre la signification des mots : volonté, courage, persévérance.
Pour Maryse, était-ce de son Auvergne natale qu'elle portait en elle les gènes d'une telle témérité ? Je ne le saurai sans doute jamais, mais je devais reconnaître que je n'avais jamais rencontré plus volontaire, courageuse et persévérante; et à cette époque, je ne me doutais pas qu'il lui faudrait décupler cette ténacité innée, pour affronter et dominer toutes les embûches qui essaieraient de lui barrer le chemin. C'est ainsi que se profilaient les prémices de ce qui deviendrait, sans que nous le sachions, notre plus belle épopée religieuse.
S'il est vrai que nous l'avions choisie, nous comprendrions par la suite que nous cheminions, telles des automates, mues par un marionnettiste de choix, actionnant les ficelles : DIEU. Mais à ce moment-là, cette ineffable réalité ne transcendait pas encore les limites de notre raisonnement, qui se heurtait naturellement aux exigences terrestres : s'entraîner, s'entraîner, s'entraîner, et pour ce faire, marcher, marcher, encore et toujours….

 

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